Écrire l’histoire coloniale allemande aujourd’hui : enjeux et perspectives
Date : – Delphine Froment, Mathias Hack, Robert Heinze et Tobias Wagemann
Ces vingt dernières années, le passé colonial allemand est devenu l’un des domaines les plus actifs de l’historiographie que ce soit en Allemagne, à l’étranger ou dans les anciennes colonies. Les historiennes et les historiens ont ainsi élargi le champ de cette recherche en incluant la capacité d’action des acteurs locaux et autochtones, en revisitant l’histoire économique du colonialisme allemand ou en étudiant les circulations de personnes ou de biens avec d’autres empires coloniaux. De même, les limites chronologiques et géographiques du colonialisme allemand ont été réévaluées, de sorte que la situation postcoloniale en Allemagne et dans ses anciennes colonies est devenu un sujet brûlant de l’actualité. Un débat public très large a émergé de l’expositions de collections dites « ethnographiques » dans les musées allemands et d’autres phénomènes tels que le tourisme ou la politique étrangère sont de plus en plus interrogés à l’aune des anciennes colonies allemandes. L’objectif de ce colloque a donc été de proposer une plateforme pour discuter de ces renouvellements de la recherche et de ses échos à l’international, notamment en France.
La conférence a débuté le mercredi 22 mai au soir par une présentation inaugurale de Joël Glasman, professeur à l’université de Bayreuth. L’intervention de M. Glasman a présenté un regard critique sur les savoirs que l’on peut tirer de l’archive coloniale, soulignant les différentes manières dont l’administration coloniale redéfinissait les cultures non-européennes selon sa propre terminologie. Avec des exemples français et allemands à l’appui, M. Glasman a démontré que l’archive coloniale produisait plusieurs processus d’« indifférence », par lesquels les colons européens détruisaient les productions culturelles non-européennes en situation coloniale.
Le jeudi 23 mai, le premier panel a traité des dimensions transimpériales du colonialisme allemand à travers deux études de cas : les sujets indiens de l’empire colonial allemand en Afrique de l’Est (Benedict Oldfield) et la commémoration de la Première Guerre mondiale par les colons allemands et britanniques au Tanganyika (actuelle Tanzanie). Dans le panel de l’après-midi, Sabine Hanke, Tiendjo Nouwezem et Kodzo Abotsi ont étudié la capacité d’action des acteurs colonisés à travers les exemples de la Nouvelle-Guinée, du Cameroun et du Togo. Malgré la présence d’un état colonial allemand, l’étude précise des chasseurs d’oiseaux de paradis, des travailleurs forcés ou des pétitionnaires a permis de redéfinir la manière dont les acteurs colonisés trouvaient un intérêt propre – et souvent éphémère – à participer à l’entreprise coloniale allemande.
La première journée de la conférence s’est clôturée par une table ronde animée en français et en allemand par Jakob Vogel. L’évènement proposait de retracer le parcours professionnel de quatre spécialistes internationaux sur le colonialisme allemand. Ainsi, Christine de Gemeaux et Catherine Repussard ont partagé leur expérience en tant que chercheuses pionnières de l’histoire coloniale allemande en France. Nina Kleinöder a présenté son parcours d’historienne de l’économie, qui s’est peu à peu dirigé vers une recherche consacrée aux compagnies privées allemandes et à leurs opérations d’exploitations économiques en situation coloniale. Enfin, l’historien australien Matthew Fitzpatrick a insisté sur les difficultés du champ à inclure les perspectives des populations anciennement colonisées, venant d’Afrique, mais également d’Asie et d’Océanie.
La journée du vendredi 24 mai a débuté par un panel sur les limites temporelles et géographiques de l’empire colonial allemand. Katherine Arnold a présenté des naturalistes allemands qui étaient impliqués dans les projets coloniaux d’autres empires dès la période moderne. Paul Csillag a lui étudié le voyage en Orient de Frédéric III de 1869, qu’il a étudié comme un projet d’ambition impériale sur le plan politique, diplomatique, et médiatique de l’époque, et ce bien avant l’annexion officielle des colonies allemandes dans les années 1880. Enfin, Clara Torrao Busin a mis l’accent sur les effets de co-construction des frontières impériales en Afrique de l’Est entre l’empire allemand et portugais. À cet égard, elle a montré que la population locale redessinait en permanence les contours des frontières impériales, montrant les difficultés de l’administration coloniale à suivre les tracés des frontières de la colonie. Le deuxième panel de la journée a traité de l’exploitation économique et du travail forcé dans les colonies allemandes. Le panel s’est focalisé sur la prédation économique de l’administration allemande au Cameroun, un processus qui a été étudiée du point de vue des communautés camerounaises (Esther Tonye) et des colons allemands, français et anglais qui partageaient les mêmes intérêts économiques malgré des nationalités différentes (Edith Tchuenmonge). Thomas Bartoletti a ensuite montré que les questions économiques n’épargnaient pas les acteurs non humains en situation coloniale. Sa présentation a traité des insectes nuisibles – les scarabées rhinocéros – qui pullulaient dans les plantations de noix de coco aux Samoa allemandes du début du xxe siècle. Bartoletti a insisté sur les divers échecs de l’administration colonial à contenir cette invasion avant l’arrivée de l’entomologiste allemand Karl Friedrich. Le dernier panel de la journée a porté sur les moments de rupture et de continuité qui existent entre l’histoire allemande et son passé colonial. Les musées (Clémence Andreys), la mémoire privée en Allemagne (Jana Otto) ainsi que les nouvelles exploitations touristiques de l’héritage colonial allemand au Cameroun (Derrick Dang) ont montré la persistance de certaines formes de dominations et de discriminations issues du passé colonial allemand.
Enfin, Matthew Fitzpatrick, professeur à l’université d’Adélaïde, a clôturé la conférence en proposant des nouvelles clés de lectures pour traiter de l’histoire coloniale allemande aux Samoa. En partant de la notion d’« impérialisme libéral » (c’est-à-dire un colonialisme allemand qui aurait été bienveillant dans les îles du Pacifique) il a interrogé le mythe d’une « colonie modèle » aux Samoa, construit de toutes pièces lors de la colonisation allemande. À rebours de ce discours colonial, M. Fitzpatrick a démontré que les Samoa allemandes étaient soumises aux mêmes processus coloniaux que d’autres îles du Pacifique (violences policières, travail forcé, répression des révoltes…) et n’étaient en aucun cas une exception allemande, qui aurait été caractérisée par une domination pacifique ou « libérale » allemande.
L’objectif de la conférence était de rassembler des chercheurs allemands, français et internationaux sur l’histoire du colonialisme allemand, en portant une attention particulière à la participation de chercheurs africains. Il s’agissait de démontrer l’étendue des recherches sur le colonialisme allemand qui ont lieu en dehors d’Allemagne. La conférence a souligné l’originalité de nouvelles perspectives venant d’Afrique et d’Océanie notamment, pour traiter de ce sujet complexe et multiple. Elle a ainsi permis d’ouvrir de nouvelles questions de recherche sur l’histoire du colonialisme allemand, tout en suggérant de renouveler son historiographie au-delà des cercles académiques allemandes.
Delphine Froment, Mathias Hack, Robert Heinze et Tobias Wagemann
-Podcast de l’IHMC sur la conférence : https://opcit-ihmc.lepodcast.fr/lhistoire-coloniale-allemande-delphine-froment-et-tobias-wagemann
-Enregistrement audio de la keynote de Joël Glasman et de la Table Ronde: https://www.dhi-paris.fr/fr/informations-detaillees/seminare/SeminarTime/detail/deutsche-kolonialgeschichte4111.html
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
ciera2 (12 novembre 2024). Écrire l’histoire coloniale allemande aujourd’hui : enjeux et perspectives. Les carnets de recherche du CIERA. Consulté le 17 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12nmh